Après une heure et demie de conversation avec Isabelle Chazot, le dévouement et la passion que cette femme dynamique apporte à ce qu’elle fait pour l’Osmothèque m’ont semblé évidents.
Pendant ce laps de temps, nous avons abordé, traité, approfondi certains aspects moins visibles mais essentiels pour que l’Osmothèque poursuive son chemin.
Mais commençons par le commencement et en quelques mots : l’Osmothèque de Versailles est une association à but non lucratif dédiée à la préservation des parfums anciens et contemporains, Isabelle Chazotfait partie du Conseil d’Administration et elle est la Présidente de son Comité Scientifique.
L’Osmothèque possède une collection de 6 000 parfums.
850 disparus du marché
400 chefs-d’œuvre dans leur version originale
Des centaines de formules conservées pour la postérité
Des centaines de matières premières disparues/oubliées/rares
Alors, tout en connaissant l’origine et l’activité de l’Osmothèque,consciente de toute la richesse culturelle que renferme ce coffre aux trésors, j’ai demandé à Isabelle Chazot si nous pouvions en parler plus en détail.
Elle a accepté avec enthousiasme et ce que vous allez lire est donc ce que nous nous sommes dit.
Ce fut une rencontre très agréable où est apparue tout le dynamisme que cette femme active et énergique insuffledans un être vivant comme l’Osmothèque.
Nous avons découvert que nous avions un point de départ commun: une thèse de recherche qu’Isabelle Chazot a menée en littérature et moi en neuropsychologie. Dans les deux cas, l’odorat jouait un rôle central. Évidemment.
J’ai décidé de partir d’une question très large dont la réponse articulée m’a fait prendre conscience de l’ampleur du projet qui la sous-tendait.
MZM : Quelle est, selon vous, la priorité actuelle de l’Osmothèque ?
IC : C’est celle d’assurer sa mission, qui peut se décliner en trois points : conserver les parfums, transmettre la connaissance sur l’histoire du parfum et faire de la recherche.
– Nous conservons les parfums du passé, quand c’est possible nous les refaisons nous-mêmes, ou bien nous demandons aux maisons de composition de les refaire pour nous selon la formule originale. Nous conservons également les parfums plus récents et contemporains car nous pensons qu’il est important pour l’Osmothèque de les garder pour la postérité. Il est important de rappeler que l’Osmothèque est un conservatoire vivant
– la deuxième mission est la transmission: nous organisons des conférences animées par les membres de l’Osmothèque en France (à Versailles et à Paris) et à l’étranger. Certaines d’entre elles se déroulent également en ligne afin que nos membres puissent nous suivre à distance.
Nous organisons chaque année une centaine de conférences et d’événements.
– La recherche: nous poursuivons des recherches sur les formules, mais aussi des recherches sur l’histoire du parfum par l’intermédiaire de chercheurs universitaires. C’est dans ce cadre que je préside lecomité scientifique.
Cela reflète la nature pluridisciplinaire du comité. Annick Le Guérer qui, avec Alain Corbin, a été une pionnière dans le domaine de la recherche sur les odeurs, créant une approche anthropologique et philosophique, en fait partie.
Nous avons aussi Chantal Jaquet, Eugénie Briot, historienne, Erika Wicky, historienne de l’art, deux jeunes chercheuses, l’un en littérature, l’autre en histoire, qui ont fait des thèses passionnantes qui seront publiées prochainement.
Olivier David est également un membre très actif. C’est un chimiste qui apporte ses connaissances considérables au comité scientifique.
Les présidents d’honneur sont Alain Corbin et Jean-Claude Ellena.
Le président de l’Osmothèque est Thomas Fontaine, parfumeur. Il est important de souligner que, selon les statuts, le Président de l’Osmothèque doit être un parfumeur et il remplit magnifiquement son rôle. C’est lui qui est responsable de la gestion de la cave où sont conservés les parfums et c’est également lui qui, avec une équipe de parfumeurs, est chargé d’évaluer quels sont les parfums que l’Osmothèque peut accepter et quels sont ceux qui doivent être refaits, sur la base de critères d’une grande technicité.
Le comité scientifique a été créé en 2021.
Pour moi qui viens du monde de la recherche littéraire, il était important de le mettre en place afin de mieux formaliser toute l’activité de recherche qui existait déjà à l’Osmothèque et de l’accélérer au maximum. Il y a encore beaucoup de choses à faire, beaucoup de projets et de plus en plus de personnes impliquées.
J’ai toujours pensé qu’il était essentiel d’essayer de créer des ponts entre les chercheurs universitaires et les créateurs de parfums.
MZM – Leur relation est complexe, je suppose.
IC – Ce sont deux mondes qui se connaissent malheureusement très peu.
Les chercheurs écrivent sur des parfums que, parfois, ils n’ont jamais sentis. D’un autre côté, les créateurs de parfums ont un parcours différent et considèrent parfois les chercheurs universitaires comme inaccessibles.
Alain Corbin et Annick Le Guerér ont été des pionniers en démontrant qu’il y avait un intérêt pour l’étude de l’olfaction, qui est un domaine pluridisciplinaire.
MZM – Vous confirmez ce que je crois profondément, à savoir que le parfum est un produit culturel.
IC – Tout à fait ! Et c’est aussi pour faire reconnaître cela que nous avons créé le comité scientifique.
Sur ce point, nous nous sommes immédiatement rapprochées et avons commencé à parler et à sourire des nombreuses fonctions que le parfum, parfois malgré lui, remplit pour chacun d’entre nous.
Nous avons également évoqué les fonctions thérapeutiques et de bien-être des senteurs dont nous entendrons de plus en plus parler à l’avenir. Un avenir proche.
A ce stade, il m’a semblé important de mieux connaître Isabelle Chazot. J’ai eu l’impression d’une femme active, clairvoyante, profondément liée à l’Osmothèque par une relation ancrée dans le passé qui traverse le présent et se tourne vers l’avenir. Une femme qui a une vision claire de ce qu’est l’Osmothèque et du rôle institutionnel qu’elle peut jouer.
MZM – Quel a été le chemin qui vous a menée jusqu’ici, aujourd’hui ?
IC – Sans doute, ma thèse de l’époque, en 2000, qui portait sur les odeurs dans la littérature, un sujet inhabituel et était considéré alors comme un peu étrange (Détournements de l’olfaction dans la littérature de la deuxième partie duXIXème siècle – France et Angleterre).
Lorsque j’ai commencé à l’écrire, j’ai contacté Jean Kerléo qui m’a mise en contact avec d’autres chercheurs dans ce domaine.
A mon retour d’Angleterre, j’ai demandé à Jean Kerléo si je pouvais faire quelque chose pour l’Osmothèque et il m’a confié les Nouvelles, le journal. J’ai pris la suite de Jeanine Mongin qui voulait partir et j’ai pris en charge les « Nouvelles de l’Osmothèque », publié des articles sur l’histoire du parfum, des résumés de conférences, etc. C’était en fait un petit journal très apprécié par ceux qui venaient visiter l’Osmothèque et j’avais déjà à l’époque l’idée de faire un journal sur les odeurs et l’olfaction, un peu comme la revue NEZ qui existe aujourd’hui.
En 2012, je suispartiepour l’Angleterre avec deux questions en suspens :
– la première était de savoir si j’aurais dû conserver une version papier du magazine car, à l’époque, on disait que les magazines papier n’auraient pas d’avenir.
– La seconde était que je ne pouvais plus m’occuper des Nouvelles, car c’était un gros travail et j’avais d’autres activités en Angleterre dont je devais m’occuper.
J’ai donc continué à publier des articles numérisés sur notre site. Puis j’ai arrêté. Quand je suis rentrée en France (en 2016) la revue Nez était déjà née.
Je continuais à penser à la mise en place d’un comité scientifique et à la création d’un grand conservatoire.
En ce qui concerne le Comité scientifique, il est en place. Il faudra plus de temps pour que le projet d’un Conservatoire de grande taille voie le jour.
Certes, depuis six ou sept ans, l’Osmothèque a une visibilité qu’elle n’avait pas et,surtout depuis l’arrivée de Cécile Pouant, l’Osmothèque communique mieux et a développé un plus grand nombre de conférences. Mais elle n’est toujours pas reconnue comme une institution culturelle.
MZM – Il faut du temps pour cela.
IC – Oui, je le pense aussi, il faut du temps. Mais je regrette que nous soyons parfois perçus comme l’émanation d’une catégorie professionnelle. Ce n’est absolument pas le cas.
L’Osmothèque est une association fondée en 1901, par des parfumeurs et totalement indépendante des marques. Nous voulons représenter toutes les marques de manière égale.
L’histoire du parfum ne consiste pas présenterune marque plutôt qu’une autre.
Je voudrais insister sur ce concept, pour le public et au-delà : nous sommes un conservatoire vivant et oui, bien sûr, nous recréons et conservons les parfums du passé mais aussi les parfums contemporains.
Nous faisons un travail culturel qui couvre une période de temps qui commence dans le passé, passe par le présent et se projette dans l’avenir.
Pour ce qui est du présent, l’Osmothèque est une référence importante et une source d’inspiration pour les créateurs de parfums qui viennent y sentir et étudier les parfums du passé, ceux qui ont fait l’histoire de la parfumerie.
Et bien sûr, c’est aussi un point de référence pour le public, le public sensible à la culture du parfum et pour lequel nous poursuivons l’idée originale de Jean Kerléo qui a créé l’Osmothèque en 1990 : rendre la culture du parfum accessible au plus grand nombre.
Le projet initial de Jean Kerléo était large. Il faut du temps pour que le parfum soit considéré comme un objet culturel, il y a encore beaucoup de progrès à faire.
MZM – En m’éloignant un peu de ces questions de développement (sur lesquelles nous reviendrons), j’aimerais vous poser une question sur l’Intelligence Artificielle qui se répand aujourd’hui dans tous les domaines.
Selon vous, l’IA pourrait-elle jouer un rôle décisif dans la création des parfums ? Et dans la réalité de l’Osmothèque ?
IC- Quand on parle d’I.A., on parle en fait d’un domaine immense, notamment en référence à ce que l’on appelle le BIG DATA.
Dans le contexte de la parfumerie, il existe déjà des outilsqui sont mis à la disposition des parfumeurs par les grandes maisons de composition,par exemple « Carto » chez GIVAUDAN.Toutes les grandes maisons de composition les utilisent déjà.
Ils peuvent certainement aider les parfumeurs en proposant des accords inédits.
Cependant, j’ai posé la question à Dominique Ropionchez IFF et il m’a répondu que l’I.A. peut certainement être une aide mais que, pour l’instant, rien ne peut encore remplacer l’être humain.
L’histoire de l’I.A. est compliquée : elle peut aider à trouver de nouvelles choses (de manière générique), mais pour l’équilibre et l’harmonie d’un parfum, c’est le nez humain et l’intelligence des artistes, des créateurs de parfums qui ne peuvent être ni remplacés ni surpassés.
J’en suis profondément convaincue.
En ce qui concerne l’Osmotheque, nous n’utilisons pas les applications de l’I.A..
Il en va autrement pour la recherche dans le domaine des neurosciences : l’I.A. semble pouvoir – et je suis prudente car les études sont encore en cours – déterminer quelles molécules, en fonction de leur forme, peuvent avoir une odeur. Ce serait d’ailleurs très intéressant pour les maisons de composition.
S’ensuit un échange que j’ai trouvé particulièrement intéressant entre nous et qui nous a amenées une fois de plus à converger sur un point.
Ma crainte personnelle est que l’I.A. n’accélère et n’exaspère le processus déjà en place par lequel des parfums sont proposés et mis sur le marché qui ont été “pensés et préparés” (avec une étude de marché beaucoup plus précise grâce à l’I.A.) pour l’acheteur potentiel qui se retrouverait en FAIT à ne PAS choisir.
Isabelle, quant à elle, souligne que le phénomène de la parfumerie de niche est déjà une réaction, bonne et saine, au marché de masse.
IC – Les besoins des gens sont tellement subjectifs et même les parfums répondent à des besoins et des désirs différents. Je pense que les gens en savent de plus en plus sur les parfumset qu’ils gardent une certaine liberté dans leur appréciation du parfum. Mais il est certain qu’il faut encore davantage d’éducation au monde olfactif.
Nos idées se recoupent et se superposent, en parlant de l’importance de la culture olfactive et des parfums.
Elle me parle d’un projet éducatif pour les enfants appelé Nez en herbe, dans le cadre duquel ils apprennent à sentir différentes odeurs et senteurs et à comprendre ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. Avec le naturel proverbial qu’un enfant peut avoir pour décider de ce qu’il aime et de ce qu’il n’aime pas, pourrais-je ajouter.
Ainsi que l’avantage de commencer à entrer en contact avec les émotions que les odeurs et les parfums suscitent en nous.
IC- Après tout, la peinture s’apprend, la musique s’apprend (à l’écouter, à jouer d’un instrument), pourquoi ne serait-il pas possible de le faire avec les odeurs et les parfums ?
MZM – Quel est votre premier souvenir olfactif ?
IC – Comme pour beaucoup de gens, je pense à l’odeur de ma mère et à toutes les odeurs de ma petite enfance. Ensuite, ma mère aimait les parfums et je me suis donc retrouvée très ” proche ” d’eux dès mon plus jeune âge.
MZM- Vous, Isabelle, à la façon dont vous en parlez, vous devez beaucoup aimer l’Osmothèque ?
IC- Oui, beaucoup. L’Osmothèque est quelque chose de tellement rare, de littéralement unique au monde. Elle est si précieuse. C’est une pépite, mais elle est fragile. Oui, je l’aime beaucoup.
Je pensais que notre conversation était terminée. Isabelle Chazot a dû le penser aussi. Mais au bout d’un moment, nous avons repris.
IC- Pour conclure, je voudrais ajouter quelque chose qui me semble important.
L’Osmothèque essaie de promouvoir l’Histoire du Parfum comme une Histoire de l’Art. Et c’est une spécificité de l’Osmothèque.
En parlant de musée, il n’y a pas de musée au monde où l’on peut découvrir les œuvres olfactives du passé, sauf ici. Certes, il existe des musées sur l’histoire de la parfumerie où l’on peut admirer des alambics et des flacons comme autant de représentations du parfumeur et de la marque, mais l’Osmothèque est le seul endroit où l’on peut avoir une approche individuelle et olfactive des œuvres du passé.
Malheureusement, cette démarche n’est pas encore reconnue. De nombreuses étapes doivent être franchies pour que le parfum soit reconnu comme un art. Certes, tous les parfums ne sont pas des œuvres d’art. D’un autre côté, tous les tableaux ne le sont pas non plus.
Nous tenons également à mettre l’accent sur la filiation, c’est-à-dire sur l’influence d’un parfum sur la création d’autres parfums de son époque et de parfums ultérieurs.
Enfin, au-delà d’une plus grande visibilité, nous essayons d’établir des liens avec des institutions qui pourraient reconnaître l’Osmothèque comme institution culturelle.
Elle me parle également de deux parfums entièrement italiens et populaires que l’Osmothèque a intégrés dans sa collection :
Le premier est PINO SILVESTRE de VIDAL. Lancé en 1955, il a connu un énorme succès dans les années 60 en Italie puis en Europe. En 2023, la famille Vidal, grâce à Marco Vidal,confie la formule avec l’Osmothèque et lui demande de la refaire (selon les règles en vigueur).
Le second est le BOROTALCO dont nous, Italiens, connaissons tous l’odeur qui nous ramène instantanément des décennies en arrière, dans notre enfance.
Isabelle me dit qu’elle a vu beaucoup d’Italiens plutôt adultes s’émouvoir en sentant BOROTALCO.
C’est merveilleux, me suis-je exclamée
Isabelle sourit et poursuit : “La culture n’a pas de frontières, c’est un patrimoine universel, et même si BOROTALCO n’est pas connu en France, il nous a semblé juste de pouvoir l’accueillir dans la collection afin de le préserver pour la postérité comme mémoire d’une culture, d’une période historique et sociale, d’une nation”.
Et j’ajouterais, faire un plongeon dans le passé alors que sans le savoir nous sommes déjà entre le présent et l’avenir.
Merci Isabelle et bon travail à vous tous.