J’ai rencontré Marc Antoine Corticchiato par une froide après-midi d’hiver. La nuit précédente, Paris avait été caressée par une douce neige et cela m’a semblé un beau présage. La lumière à Paris était incroyablement faible, l’atmosphère quelque peu mélancolique, de cette subtile mélancolie qui incline à l’introspection.
En marchant vers ma destination, j’ai pensé et repensé à tout ce que j’avais lu sur lui et je me suis promis d’éviter au moins quelques questions. A savoir :
– quelles étaient ses sources d’inspiration, (il l’a dit à plusieurs reprises : les orangeraies de ses parents au Maroc, où il est né; la Corse, sa terre familiale, à laquelle il est viscéralement attaché. Et le monde du cheval, dans sa globalité).
– pourquoi il a décidé, à un moment donné, de créer des parfums.
Or cette dernière question, au regard de ma formation et d’un point de vue personnel aurait été difficile à poser puis-je même dire regrettable.
Lorsqu’une vocation authentique s’impose par rapport à d’autres, il peut y avoir de nombreuses motivations, mais la plupart du temps, l’inconscient joue un rôle crucial.
Et sur ce point on se doit de ne pas aller plus loin par respect pour la personne. Nous nous sommes rencontrés dans son atelier, blanc et essentiel. Il m’a accueillie avec un grand sourire.
Et à partir de là, nous avons parlé pendant deux heures. Un véritable échange est né entre nous. Intense, parfois plus réfléchi, amusant même. Sa rapidité d’esprit était remarquable. J’essayais de le suivre et nous passions d’un sujet à l’autre avec une certaine fluidité , des parenthèses s’ouvrant l’une après l’autre en se chevauchant parfois.
En fait, j’étais très curieuse de connaître sa façon de penser le parfum avant même qu’il ne l’ait créé. Et j’avais aussi envie d’entendre et de comprendre quelque chose de plus sur lui, quelque chose que je n’avais pas encore lu, sur l’homme, sur sa passion.
Et Marc Antoine Corticchiato s’est donné avec une grande générosité. Aussi généreuses que le sont ses créations.
Il était inévitable de parler de la belle odeur, de la capacité à la sentir et à la reconnaître.
Et Marc-Antoine Corticchiato s’est spontanément mis à parler du Maroc avec un amour évident pour son pays d’origine. Et pendant qu’il parlait, ses yeux bougeaient, comme si des images défilaient devant son regard. Comme lorsqu’on retrouve des images et des souvenirs qui sont là, juste sous le voile de la conscience.
« Au Maroc, où je suis né, le parfum est très présent dans la vie quotidienne. Il joue un rôle plus important qu’en Occident.
Par exemple, la cuisine y est olfactivement très riche, très belle, aussi bien dans les plats sucrés que salés. Et en ce qui concerne l’hygiène corporelle, quand on va au hammam, on est parfumé.
Dans la religion, quand on va à la mosquée ou à la Mecque, on utilise des parfums, des onguents. Il est bien connu que parmi les religions monothéistes, la religion musulmane est celle où le parfum est très présent
C’est peut-être aussi pour cette raison qu’il existe une extraordinaire sensibilité olfactive au Moyen-Orient.
Nous digressons agréablement, parlant d’un podcast consacré au parfum, de son enseignement à l’ISIPCA. Il me raconte quelques anecdotes humoristiques. Nous rions. J’ai l’impression qu’il aime, voire qu’il aime beaucoup, enseigner l’art du parfum à de jeunes talents. Un peu comme si une part enfantine de lui ressortait dans ce contexte.
Nous parlons à un moment de l’Italie, il devient sérieux et me pose quelques questions.
« L’Italie est le seul pays où le marché́ des marques de niche est le plus important et où il existe encore un certain type de clientèle.
Vous êtes-vous demandé pourquoi ? Le savez-vous ? » me demande-t-il.
Je lui réponds que Non.
Et il m’explique alors que c’est parce que l’Italie n’est pas encore envahie par les grandes chaînes de parfumerie. Il y a donc encore des parfumeries indépendantes qui ont une connaissance, une culture du beau parfum, qui savent faire leur métier et qui ont leur propre clientèle. C’est remarquable. Il s’arrête, sourit et ajoute :
“Savez-vous que j’ai fait un petit tour en Italie en septembre dernier ? » Là, j’ai vraiment envie de tout savoir.
“Parfum D’Empire est distribué́ en Italie par un distributeur à Rome, FINMARK. Ce sont des gens que je connais depuis des années, avec qui il y a une relation de confiance. C’est pourquoi j’ai été en Italie, dans différentes villes, dans certaines parfumeries qui vendent mes parfums. J’en suis très heureux ».
Où avez-vous été, dans quelles villes ?
» J’ai été à Naples, puis à Rome, Florence et Milan. J’ai été très surpris par le professionnalisme, par la qualité des vitrines dédiées à Parfum D’Empire. Et pour l’accueil. Extraordinaire. Cela m’a beaucoup impressionné ».
Vous êtes très aimé en Italie par ceux qui suivent et connaissent la parfumerie de niche
Il sourit, presque timidement. Et reprend la parole.
« S’il y a une ville (que j’aimerais mieux connaître, c’est Naples. Naples m’a toujours fait rêver avec ses sites et ses églises, malheureusement je n’ai pu la visiter que quelques heures.
A Naples, Parfum D’Empire est présent dans une parfumerie privée : Profumo Poerio 33. Le père l’a léguée à ses enfants . C’est une tradition familiale qui se perpétue. Tous passionnés de parfumerie fine. Je m’en réjouis.
Il était tard dans la soirée et je devais prendre un train. Nous avons donc pris un taxi pour traverser le centre et…. ces petites rues, le taxi roulait vite et j’avais l’impression d’être à Marrakech. Merveilleux !
J’y retournerai.
Par contre dans une ville proche de Milan à Gussago, une pharmacie accueille Parfum D’Empire (Parafarmacia Dr. Abdaya).
La clientèle est encore différente de celle de Naples.
Dans chacune de ces parfumeries que j’ai visité j’ai trouvé des professionnels d’un niveau remarquable et une clientèle particulièrement passionnée.
Mais en fait, le point commun entre ces différentes clientèles est le style italien très chic que j’aime tant et que l’on peut voir et apprécier non seulement lors de grands événements mais aussi dans la rue. Incroyable! J’en discute souvent avec l’un de mes amis les plus proches, le fameux couturier d’origine italienne AngeloTARLAZZI, qui a vécu à Paris toute sa vie ».
Nous parlons alors du fait que, non seulement en Italie, la clientèle de Parfum D’Empire est vraiment transversale et composée de personnes aux histoires et aux parcours variés
Je lui fais remarquer à quel point ses parfums touchent des personnes profondément différentes les unes des autres, mais qui partagent manifestement l’amour des beaux parfums. Il est également rare qu’un créateur de fragrances parle aussi ouvertement et directement de sexualité, de sensualité et de spiritualité, sans qu’aucune histoire ne vienne médiatiser ces concepts.
Et qu’il crée ses parfums librement, sans penser au public ciblé.
« Je crée toujours sans viser une cible humaine (homme, femme, jeune, vieux…) comme cela se fait habituellement par ailleurs, J’ai une histoire en tête, une histoire vécue qui parle d’un lieu, d’une plante, d’une émotion… et je veux raconter cette histoire qui se déroulera sur la peau. Je n’aurai jamais eu le talent de travailler dans une grande société de composition dans lesquelles il faut enchaîner très rapidement les parfums en se collant le plus souvent à la tendance du moment. Moi, j’ai besoin de beaucoup de temps pour pouvoir exprimer ce que j’ai au fond du cœur.
Certes, je crée avec plaisir pour des marques que j’aime et qui me laissent cette liberté d’expression. C’est très compliqué d’être indépendant, d’avoir une réelle liberté. ce n’est pas forcément le choix le plus facile, mais c’est un choix de vie. Le mien ».
Et après cette déclaration de liberté de Marc-Antoine Corticchiato, nous changeons définitivement de sujet.
– Je suis intriguée par le rôle que pourrait jouer l’intelligence artificielle dans la création de parfums. Vous êtes diplômé en chimie et titulaire d’un doctorat. Vous avez donc une solide formation scientifique.
D’autre part, vous êtes également un grand créateur de parfums, vous parlez ouvertement de sexualité, de sensualité et de spiritualité. Il s’agit là, du moins en apparence, d’aspects antithétiques. Je vous pose donc la question : pensez-vous que l’intelligence artificielle soit capable de créer un beau parfum ?
» Je ne suis pas un spécialiste de l’intelligence artificielle. Je m’y intéresse évidemment. Aujourd’hui, l’IA est entrée dans le monde de la mode, du luxe, mais aussi de la parfumerie.
Chaque année, 3 500 parfums voient le jour. Beaucoup d’entre eux sont « inspirés » par d’autres, par ceux qui ont le plus de succès commercial et dont on entend parler, encore et encore.
Ils se reconnaissent en un instant. En ce sens, oui, l’intelligence artificielle peut certainement créer des twists bien faits. Après tout, il n’y a pas de loi commerciale sur les parfums et les copies ont toujours été faits, même avant l’IA.
Cependant, j’ai des doutes sur la capacité de l’IA à créer de nouveaux parfums, de nouvelles senteurs, de nouveaux accords qui peuvent être intéressants et provoquer des réactions, créer des émotions « . C’est la notion d’émotion (qui est la base de la parfumerie) qui ne peut pas être, à mon sens, gérée par l’IA.
L’IA peut-elle créer des odeurs abstraites ?
« Oui, mais c’est la même chose. Elle ne pourrait pas créer des émotions.
Je pense que pour répondre à cette question, il est important de revenir à la définition d’un accord de parfum.
Un parfum est composé d’un nombre variable de lignes, quelques dizaines . Chaque ligne est une matière première, naturelle ou de synthèse. Cependant, au départ de la création d’un parfum, le parfumeur commence par rechercher un accord très simple qui sera la colonne vertébrale de ce futur parfum. La création d’un parfum est souvent comparée à la création musicale. Là où le musicien utilise des notes de musique, les combine pour créer un accord musical, le parfumeur invente son accord principal avec quelques matières premières de son orgue, juste quelques-unes au départ. Et lorsqu’il parvient à « capturer »l’accord recherché, donc à donner naissance au parfum, on peut alors commencer à l’habiller.
C’est comme en musique. Lorsque vous entendez le début d’une chanson, d’un opéra ou d’une œuvre classique, vous le reconnaissez immédiatement. Car à ce moment-là, on reconnaît l’accord typique de ce passage, en fait son âme.
L’aspect créatif en parfum est également similaire : tout comme le musicien a en tête une musique qui n’existe que dans son esprit, le parfumeur a en tête l’idée d’une senteur qui n’existe pas, pas encore. Il commence alors à réfléchir aux matières premières qu’il peut utiliser pour y parvenir ».
Pour vous, la création d’un parfum « part » d’une inspiration, d’une odeur, d’une image ou passe-t-elle par l’idée d’utiliser telle ou telle matière première? Parce que vous êtes connu pour aimer les belles matières premières naturelles, il se peut aussi que vous partiez d’elles.
« Cela dépend de l’histoire que je veux raconter et que j’ai en tête. Parfois, oui, je pars de matières premières.
C’est le cas du Vetiver Bourbon. Nous allions souvent à Madagascar et, sur le chemin du retour, nous nous arrêtions à l’île de la Réunion, anciennement nommée l’île Bourbon, d’où le nom de ce vétiver réputé par tous les parfumeurs pour être le plus beau vétiver du monde. Très tôt le matin, nous assistions à la récolte des racines de vétiver.
Une récolte très complexe, difficile. Fascinante.
J’ai voulu retrouver ce parfum sauvage donné par les racines.
Je trouvais tout le vétiver que l’on trouve dans les parfums des grandes marques de luxe trop classique voire trop bourgeois. Je voulais retrouver cette sauvagerie donnée par les racines et en même temps garder cette élégance naturelle.
À d’autres moments, cependant, on peut réaliser des accords qui n’imitent pas la nature parce qu’ils n’existent pas dans la nature. Je pense par exemple à mon parfum LE CRI, parfum abstrait qui parle de la lumière.
La création artistique en parfumerie consiste essentiellement à créer de nouvelles odeurs.
Pour y parvenir, il faut des essais et des erreurs, des essais et encore des essais et des erreurs.
Et je ne vois rien d’autre que l’utilisation du nez humain.
On peut créer des odeurs abstraites ou imaginaires (comme l’odeur d’une étoile, l’odeur de l’espace) car il s’agit d’un acte créatif.
Mais à ce stade, une autre question se pose. Et cela, vous le savez certainement. Le public qui n’a pas l’habitude de solliciter son nez n’aime que ce qu’il connaît et ce qu’il reconnaît ».
(En effet, Marc-Antoine Corticchiato aborde ici un sujet essentiel dans la psychologie de l’odorat : la capacité d’identifier et de reconnaitre une odeur).
La plupart des gens, lorsqu’ils sentent, ont besoin d’une référence olfactive.
C’est-à-dire qu’instinctivement ils se posent la question suivante : à quoi cette odeur me fait-elle penser ? A quoi je peux la rattacher ?
Et si la réponse ne consiste pas en quelque chose de connu, ils ne l’aiment pas.
Seuls les nez curieux qui sollicitent leur odorat dans la vie de tous les jours sont capables d’apprécier, d’aimer certaines fragrances originales, loin de la logique commerciale.
Parfum D’Empire a la chance d’avoir un public averti, passionné et enthousiaste, mais mon souhait, comme je l’ai dit dans une interview que j’ai donnée récemment à Nez, est de sortir de la niche pour aller également vers le grand public. Aujourd’hui les clients de Parfum d’empire sont surtout de grands passionnés, souvent des connaisseurs, des spécialistes, parfois des personnes très connues. Je suis infiniment reconnaissant envers mes clients, c’est merveilleux. Cependant, ce serait une grande réussite pour moi, et je ne parle pas d’un point de vue financier, bien sûr, de pouvoir approcher un public plus large”.
Mais ne pensez-vous pas qu’il s’agit également d’un discours plus général lié à la possibilité pour les gens de réfléchir sur eux-mêmes, d’entrer davantage en contact avec eux-mêmes, avec leurs émotions, et donc de pouvoir agir avec une certaine créativité, d’une manière différente et plus profonde. Et d’utiliser les sens, et pas seulement l’odorat, de manière plus consciente. Une sorte d’évolution.
« Oui, je comprends ce que vous voulez dire, mais l’évolution dont vous parlez se produit souvent chez les mêmes personnes, celle qui ont cette curiosité olfactive, c’est à dire qui ont conscience d’avoir un nez et qui le sollicite au quotidien.
Cependant, je reste convaincu que le 21ème siècle sera le siècle de l’odeur et de l’olfaction.
(Je me permets d’ajouter qu’Annick Le Guérer soutient fortement cette idée)
Et je suis également convaincu qu’il y aura bientôt une éducation olfactive dans les écoles ».
Marc-Antoine Corticchiato aborde ici un point qui m’est cher et sur lequel j’aimerais m’attarder avec grand plaisir car on parle peu des liens étroits qui existent entre l’odorat et les émotions, au niveau cérébral.
Et comment les odeurs peuvent nous reconnecter à des émotions qui sommeillent en surface.
Nous avons aussi longuement parlé des parfums : ceux qui sont appréciés et connus du grand public et ceux qui ont mis du temps, des années, à être acceptés et aimés de lui car des parfums novateurs.
C’était très intéressant parce que cela m’a offert un point de vue qui m’a permis de « relier les points », d’avoir une vision plus complète de l’évolution des préférences olfactives du grand public au cours des trente dernières années.
Votre processus de création a-t-il changé avec le temps ? « Je ne crois pas. Pas le processus créatif lui-même. Le goût a changé́, comme pour tout le monde. Il y a des passions pour les matières premières qui ont évolué. J’en ai laissé́ de côté certaines, j’en ai acquis d’autres. Je me laisse guider par mon cœur, par la passion ».
Vous avez une histoire très intéressante. C’est un sentiment que j’ai, mais c’est comme si vous aviez vécu plusieurs vies.
« Je ne sais pas. On me l’a effectivement déjà dit ». (Et il sourit)
J’ai appris à faire confiance aux sentiments que j’éprouve. Et même à les communiquer, parfois.
Les expériences de vie très différentes, dans des contextes géographiques et culturels éloignés, ont une valeur expérientielle et évolutive presque accélérée.
Il était temps, à mon avis, de parler de certains des parfums créés par Marc-Antoine Corticchiato en commençant par celui créé pour l’occasion du 20e anniversaire du Parfum D’Empire.
RUADE
Je lui demande de m’en parler.
« J’aime les matières premières animales, sexuelles, sensuelles.
L’oud en fait partie. C’est une essence millénaire, (la traduction du mot oud signifie ‘bois’ en arabe), utilisée depuis toujours au Moyen-Orient et récemment en occident. Il provient d’un arbre asiatique, l’Aquilaria, dont l’écorce va produire une résine suite à l’agression d’un champignon.
L’oud naturel est très coûteux et ne ressemble pas olfactivement à ce que nous connaissons généralement en Occident.
Lorsque le marché́ en occident a commencé à utiliser le oud (depuis une quinzaine d’années environ), je le connaissais déjà depuis longtemps. Il y a presque trente ans, un ami chercheur m’avait offert des échantillons. J’ai eu le coup de foudre. Quand le marché occidental a commencé à l’utiliser, il l’a fait en reconstituant son odeur, le plus souvent avec de la synthèse, afin de réduire son coût mais aussi pour l’adapter aux nez des occidentaux qui ne pouvaient pas apprécier cette note très animale. J’avais un projet d’un parfum autour du oud depuis longtemps mais j’ai décidé de l’arrêter et d’attendre que cette mode de pseudo oud en occident passe. Aujourd’hui le oud n’est plus une matière tendance mais comparable à d’autres matières premières précieuses comme la rose, le patchouli. Et peut-être s’est-il aussi démodé.
L’histoire de Ruade est la mienne.
Avec RUADE on est dans l’univers des écuries. Un univers qui a toujours fait partie de ma vie puisque cavalier depuis toujours, j’ai fait beaucoup de compétitions de sauts d’obstacles. J’ai d’ailleurs un moment hésité à en faire mon métier.
Avec ce parfum je voulais capter un moment olfactif très précis :
On est le dimanche soir : retour d’un week-end de compétition. Après avoir descendu les chevaux du van, on descend les grandes malles métalliques dans lesquels on a jeté tout le matériel des chevaux.
J’ai voulu saisir le moment précis de l’ouverture de cette malle.
Un mélange de notes animales intenses qui s’en dégage :
Cuir de la sellerie, salive des mors, transpiration des tapis de selle, goudron pour les sabot, paille et foin accrochés aux couvertures…
Pour traduire ces effluves lors de l’ouverture de la malle, il m’a semblé évident que la matière première qui pouvait le mieux raconter cette histoire c’est l’essence de OUD.
Le Oud, sans doute la matière le plus difficilement domptable de la parfumerie.
Ce parfum a une histoire très personnelle qui me tient à cœur.
Récemment un journaliste m’a demandé pourquoi mes premiers parfums ne revendiquaient pas une histoire personnelle alors que par la suite ma parfumerie était devenue très personnelle.
Mes premiers parfums étaient pourtant des histoires très personnelles
Mais je préférais parler par exemple des grandes fêtes des tsars russes pour AMBRE RUSSE parce que je trouvais indécent de raconter les fêtes de mes parents au Maroc, qui étaient tout simplement fantastiques ou CUIR OTTOMAN qui raconte en réalité le parfum de l’intérieur en cuir de certaines voitures de collection de mon père. C’était avant qu’ils ne perdent tout pour des raisons politiques et avant que mon père n’en meure ».
EQUISTRIUS comme RUADE raconte aussi le monde des chevaux. Quelle est la différence entre ces deux parfums d’un point de vue plus personnel ?
« EQUISTRIUS est le souffle du cheval. Quand on évoque l’univers du cheval en parfumerie tout le monde parle du foin et du cuir, de la transpiration… mais personne ne parle de cette merveilleuse odeur qu’est l’haleine du cheval.
C’est une odeur chaude, douce, sucrée, ronde et irisée.
J’aime toujours mettre mon nez à côté de celui du cheval pour la sentir pleinement.
EQUISTRIUS est peut-être le moins connu de mes parfums et je le regrette. En fait, il est surtout acheté par des professionnels ou de grands connaisseurs.
Je me suis rendu compte trop tard que j’avais choisi un nom complexe, non orienté vers le marketing. Néanmoins, je ne le regrette pas.
Equistrius est le nom d’un de mes chevaux, que j’aimais beaucoup, qui avait un caractère si bon, si généreux, si noble, et de temps en temps, en parlant de lui, je dis que c’était un grand gentleman (et non un grand cheval). On m’a suggéré de changer le nom de ce parfum mais j’ai répondu que non, ce n’était absolument pas possible ». C’est un hommage à Equistrius.
Montez- vous encore à cheval ?
« Bien sûr. Je ne participe plus à des compétitions, mais mon lien avec les chevaux perdure. Il ne pouvait en être autrement. Ils font partie de ma vie ».
Dans EQUISTRIUS comme dans CUIR OTTOMAN, il y a la présence de l’iris.
Personnellement, j’aime la façon dont vous » travaillez » l’iris car cela le rend, à mon avis, moins affecté, moins classique.
Y a-t-il des différences dans l’utilisation de l’iris dans ces deux parfums ?
« L’iris de Florence que j’utilise est d’une très grande qualité et est présent dans les deux parfums. Dans Equistrius, la concentration d’iris est plus élevée. C’est un extrait d’iris retravaillé avec une technique moderne qui nous a permis d’éliminer certaines molécules et donc de conserver le cœur de l’iris. Il est donc plus rond, un peu gourmand et avec des notes naturelles de chocolat.
La création de CUIR OTTOMAN est différente, j’ai en effet été inspiré par l’odeur du cuir de l’intérieur de la collection Jaguar de mon père.
J’ai donc commencé à travailler sur l’accord de fond qui est un accord de cuir.
Je l’ai trouvé assez rapidement parce que j’avais une idée claire en tête.
Sa formule est courte, mais les matières premières utilisées sont très complexes et très riches. J’ai eu beaucoup de mal à travailler la tête et le cœur de cette formule pour essayer d’assagir le fond qui était vraiment trop animal. J’ai donc d’abord pensé à un coté floral avec un jasmin indien.
Mais c’était encore trop animal. J’ai ensuite pensé à ajouter un coté gourmand avec de la fève tonka du Venezuela : c’était encore trop animal.
Au cours de mes recherches, je suis tombé sur une lecture intéressante qui disait que dans l’Empire ottoman, les peaux d’animaux étaient traitées à l’iris.
C’est ainsi que CUIR OTTOMAN m’est venu à l’esprit. C’est un parfum complexe avec deux âmes.
Le New York Times lui a attribué́ cinq étoiles (de 1 à 5) et l’a qualifié́ « un dur au cœur tendre ».
Je voulais mentionner une théorie originale que j’ai écrite et dont j’ai parlé publiquement.
Je me suis demandé pourquoi les gens se parfument. Après tout, chacun a sa propre odeur à la naissance et cela devrait suffire. Ma thèse est qu’ils le font, nous le faisons, au plus profond de nous-mêmes, pour changer l’odeur de notre propre peau.
Qu’en pensez-vous?
« Je pense que le public perçoit souvent le parfum comme un vêtement.
Je suis parfois surpris par les questions que les gens me posent : ce parfum me va-t-il ?
Comme s’il s’agissait d’une robe. Ce n’est pas, à mon avis, une façon correcte de penser le parfum. Je réponds plutôt : Comment vous sentez-vous avec ce parfum?
Je pense qu’en vivant le parfum comme un vêtement, si vous n’êtes pas sûre de vous mais que quelqu’un de votre entourage ou quelqu’un que vous aimez vous dit « Qu’est-ce que ça vous va bien ! alors vous l’aimez. Si, au contraire, on vous dit : « Hum, cette robe ne vous va pas très bien », que faites-vous ? « .
Vous l’enlevez immédiatement.
» C’est comme ça. Et pour les parfums, les gens font souvent la même chose.
Et puis je l’ai toujours dit : le parfum est un produit de mode qui suit la mode.
Enfin, il y a la question de la marque.
Les gens sont parfois fiers de porter un vêtement parce qu’il est de telle ou telle marque.
Surtout s’il s’agit d’une marque de luxe. Il en va de même pour les parfums. Je pense que les gens se parfument souvent en raison d’une combinaison de tous ces facteurs ».
Vous créez des parfums sensuels, puissants, très animaux. Depuis un certain temps, l’utilisation de matières premières d’origine animale est interdite. Alors d’un point de vue technique, comment faites-vous pour continuer à formuler vos parfums ?
« Tout d’abord, lorsque je sais que je vais travailler sur un nouveau projet, je fais beaucoup de recherches et de sourcing de matières premières naturelles.
Et ce, de manière générale. En ce qui concerne les matières premières d’origine animale, j’aime par exemple utiliser la pierre d’Afrique, qui est considérée comme une matière première d’origine minérale.
Elle a une histoire très intéressante.
L’hyraceum est un petit animal ressemblant à une marmotte qui vit en Afrique en communautés dans des grottes. C’est un animal très propre et tout le groupe urine au même endroit.
Cette urine coule, goutte à goutte sur la roche et au fil des années, elle se mêle à la mousse et, grâce à l’humidité, forme une sorte de croûte. C’est de cette croûte que l’on extrait la pierre africaine, en la grattant. Elle a aussi un très beau nom.
Elle a une odeur très animale, très puissante. Très peu de créateurs de parfums l’utilisent car c’est une matière peu stable. Je l’aime beaucoup et, d’ailleurs, je peux la revendiquer car elle n’est pas considérée comme d’origine animale.
J’utilise aussi des matières premières d’origine animale mais qui nuisent pas à l’animal : l’ambre et la cire d’abeille.
Il y a aussi des épices comme certains poivres qui ont un effet olfactif très proche de celui de la civette.
On peut aussi trouver de l’animalité dans certaines fleurs qui ont des facettes très animales comme certains jasmins ou des tubéreuses.
Par exemple, dans mon parfum MUSC TONKIN, il n’y a pas du tout de musc tonkin mais beaucoup de pierre africaine et tout un ensemble de fleurs à la fois très puissantes et animales ».
Je lui fais remarquer qu’il faut une technique extraordinaire pour obtenir ces résultats.
« C’est un défi et c’est très excitant pour moi. La parfumerie est une illusion olfactive ».
Et tandis qu’il prononce cette dernière phrase, il m’invite à le suivre dans son atelier, qui se trouve dans la pièce voisine.
Il est aussi propre et blanc que tout le reste. Il m’explique que la production se fait à Grasse mais que la création et le développement technique se font sur place.
Il me donne des informations sur l’organisation du laboratoire et des précisions sur l’instrumentation.
Ici, c’est le chimiste qui parle de façon précise et détaillée.
Il me fait sentir deux mouillettes de benjoin et de ciste.
Je les sens ensemble et je le regarde en souriant.
« Oui, cela fait partie de l’accord CUIR OTTOMAN, auquel on ajoute ensuite l’iris », me dit-il.
(Il sait que j’adore ce parfum. Il est tellement « ancré » dans mon esprit ancestral que j’en ai reconnu une partie !)
Il me parle de certaines de ses matières premières fétiches comme le ciste et l’encens.
Que ce soient des substances aromatiques considérées comme sacrées et présentes dans de nombreuses traditions religieuses, n’est pas à mon avis, une coïncidence. « Oui, c’est tout à fait vrai ».
Cependant, mon esprit, bien qu’enthousiasmé par l’accord sur le benjoin et le ciste, est encore un peu bloqué sur la discussion précédente.
J’aimerais avoir votre avis sur les raisons pour lesquelles on utilise si abondamment les matières premières animales depuis l’antiquité.
Certainement pour fixer le parfum, comme notes de fond. Mais peut-être pour d’autres raisons.
« Dans la parfumerie très ancienne, quel que soit le continent, on utilisait beaucoup, beaucoup plus d’extraits animaux parce qu’on pensait qu’ils transmettaient leur puissance à ceux qui allaient ensuite porter ce parfum.
Par exemple, on pensait qu’un extrait de tigre ou de serpent sur la peau pouvait transmettre au porteur la puissance sexuelle, la force et l’agressivité de ces animaux ».
Et puis pendant longtemps le parfum, en plus de son rôle spirituel et érotique, revêtait une troisième fonction, le thérapeutique. On se soignait également beaucoup à l’époque avec des extraits d’animaux, et ce dans toutes les cultures.
À un moment donné, Marc-Antoine est appelé par son personnel. Il s’excuse et passe dans une autre pièce.
Je suis donc seule dans le laboratoire pendant cinq minutes, peut-être dix. Je n’en sais rien.
Et tout me semble très clair. Limpide.
Marc-Antoine Corticchiato est exactement comme on l’imagine en sentant et en se mettant à l’écoute de ses parfums.
Il est passionné, direct, sensible, accueillant.
Séduisant. Au sens propre et étymologique : il nous mène à lui.
Son atelier est l’instrument qui donne forme à ses émotions, à ses expériences. Nombreuses et différentes, comme s’il avait vécu plusieurs vies différentes.
Et comme un savant chimiste dans cet atelier, il réalise méthodiquement son alchimie personnelle : il travaille les matières premières, celles qu’il aime le plus, en créant de l’ordre et de l’harmonie en suivant ses rythmes intérieurs et ses passions. Et enfin, la boucle est bouclée.
Peu après, Marc-Antoine revient dans l’atelier.
Nous parlons encore un peu. Je l’observe, il m’observe aussi. Nous sommes fatigués, mais d’une bonne fatigue.
Car en deux heures et demie, nous nous sommes beaucoup racontés. Il l’a fait avec générosité. Et j’ai essayé́, en espérant avoir réussi , d’agir de la même manière en retour (mais je ne rapporterai pas les passages les plus personnels de l’un ou l’autre) et d’écrire fidèlement tout ce que j’estime important de savoir sur lui.
Il me raccompagne vers la sortie (à travers un dédale de couloirs où, vu mon sens proverbial de l’orientation, je risque plusieurs fois de me perdre.
Il sourit d’un air amusé et nous nous disons au revoir.
Peut-être lui ai-je posé des questions bizarres ? Merci Marc-Antoine, sincèrement, à bientôt.
Lorsque j’ai quitté son atelier, il faisait nuit. Et il faisait encore terriblement froid.
Je ne l’ai pas vraiment ressenti au vu de l’intensité de mes pensées qui se bousculaient dans
mon esprit après ce long entretien avec Marc-Antoine Corticchiato.
Combien de choses avaient été dites.
Comment pourrais-je écrire sur lui pour le faire connaître, presque tel que je l’avais connu, à ceux qui aiment ses parfums?
Ce n’était pas anodin. Restituer la figure de l’homme et du créateur de parfums qui m’était apparue si clairement, si intensément, si précisément.
J’y réfléchirais calmement, tout devait se décanter.
Les lumières artificielles éclairaient la rue. Marchant, légèrement euphorique et des idées plein de la tête je me suis glissée dans un bistrot confortable pour boire un chocolat chaud.
PS : QUESTION SUPPRIMÉE
A un moment de notre rencontre, j’ai regardé mes notes, avec les questions que j’avais préparées. J’en avais une en réserve, pas encore formulée, et en la lisant mentalement, j’ai commenté, à demi-mot : « Pas celle-là, elle n’est vraiment pas intelligente ».
Corticchiato m’a souri, surpris et curieux :
« Je vous en prie, allez-y, il n’y a pas de questions bêtes « .
(Je n’en suis pas vraiment convaincue : malheureusement, elles existent).
En fait, la question était de savoir s’il y avait quelque chose qu’il voulait faire savoir à ceux qui aiment ses parfums, à ceux qui le suivent avec intérêt.
Quelque chose qu’il voulait communiquer à son propos à ceux qui aiment Parfum D’Empire.
Mais, en une nanoseconde, j’ai compris qu’après une rencontre aussi large, une telle question n’aurait plus de sens. Il y avait déjà répondue.
Je lui ai donc souri et nous sommes passés à autre chose.